Après avoir assisté à la destruction
des Briscards et avoir fuit Armandor, Mordecai traversa le Thornwood en
direction du Cygnar et de la cité de Corvis. Là il se fit engager comme escorte
à la caravane marchande de Bolden Keller qui remonte la rivière Noire vers la
capitale du Llael, Merywyn. Les négociations avec le capitaine
s’éternisèrent, ne levant l’ancre qu’à la nuit tombée. Durant le voyage, il
sympathisa avec le garde du corps de Bolden, un ogrun bokur dénommé, Borok Urgart.
-
Et c'est là que j'lui ai brisé le cou ! disait Borok d'un ton enjoué, tandis
qu'il mimait des mains la nuque qu'il rompait sous ses doigts puissants.
-
Et ensuite ? le questionna le vieux mercenaire à la barbe grisonnante.
-
Le pauvre bougre s'est écroulé comme une masse sur le plancher de la taverne.
Ensuite, tous ces foutus coupes jarrets me sont tombés dessus pendant qu'mon
client prenait la tangente ! s’exclamait-il indigné, ses crocs proéminents
saillant de sa large mâchoire. Comme j'étais encerclé je suis monté rapidement
sur une table et j'ai plongé derrière le bar. Là, j'leur ai balancé le taulier
!
Mordecai
éclata d'un rire sonore et frappa du poing sur le bastingage en se tenant les
côtes, comme si elles allaient se rompre dans hilarité.
- Là-dessus j'mets le feu à sa gnole et
la cabane part en fumée pendant que j'm'éclipse ! ajouta l'ogrun le sourire aux
lèvres, tandis que Mordecai riait plus bruyamment encore.
Lorsqu'il
eut cessé de s'esclaffer, Mordecai se redressa et s'appuya de nouveau au
bastingage métallique. Le petit navire à vapeur, glissait sur les eaux sombres
de la rivière Noire, sur la coque on lisait difficilement « L’Ecumeur
fumant ». Fargas Cosgrave, le capitaine, tenait la barre à l’arrière du
bateau, une lanterne éclairant son visage d’une lueur dorée. Dans son dos, une
grande cheminée crachait d’épaisses volutes de fumée noire. A l’avant, une
petite cabine donnait accès à la cale.
Mordecai essuya du bout des doigts les larmes
qui perlaient aux coins de ses petits yeux sombres et ridés. Puis il tira de l'intérieur
de son manteau clouté une longue pipe de terre cuite, ainsi qu'une petite
chenille. Le vieux mercenaire commença à nettoyer sa pipe d'un geste lent et
machinal, le regard perdu sur la surface sombre de l'eau. Il sortit ensuite une
petite blague à tabac en argent ciselé qui contrastait étonnement avec la
rusticité de la pipe. Le maniant avec une extrême précaution, il l'ouvrit, y
prit un peu de tabac, en garnit sa pipe et la rangea, puis saisit une petite
boite d'allumettes dans une autre poche, en prit une et d'un geste souple, il
l'alluma en la frottant au bastingage et enflamma le tabac. Il prit un
tasse-braise dans la même poche et, tout en la maniant, aspirait par à-coup,
faisant rougeoyer le tabac incandescent dont la lueur se reflétait dans ses
yeux sombres. Enfin, il prit une grande aspiration et soupira, recrachant
l'épaisse fumée blanche qui disparut en de gracieuses volutes dans l'air
nocturne.
L'ogrun
resta silencieux durant tout ce temps, observant les gestes méticuleux du
vétéran, dont la silhouette semblait se fondre dans l'obscurité de cette nuit
voilée. Lâchant un profond soupir après ce trop long silence, Borok se dirigea
sans un mot vers la cale pour s'y reposer, laissant Mordecai à ses pensées.
***
Un
bruit sourd et lointain réveilla en sursaut le vieux mercenaire, alors qu'il
s'était enfin endormi, blotti dans un recoin du pont supérieur. Il se releva
péniblement et constata que le bateau à vapeur se situait dans une partie bien
plus étroite du fleuve Noire, les obligeant à naviguer lentement pour ne pas
s'échouer sur les rives à quelques malheureux mètres du bord. Le son des
tambours que l'on frappe s'élevait de la forêt environnante, le rythme rapide
évoquait une marche guerrière et bientôt une clameur bestiale s'éleva des
sous-bois. Derrière lui, un cri retentit. Mordecai se tourna, Cosgrave toujours
à la barre était en proie à une indicible terreur alors qu'il déclenchait
l'alerte.
-
Des pillards Tharns ! Aux armes ! hurla-il en sonnant une petite cloche de
bronze suspendue près de lui.
Mordecai
s'empara de son fusil, tandis que sortaient de la cale la quinzaine de matelots
suivis de Bolden et de Borok, un immense
arc à la main et une immense lame caspienne à la ceinture.
-
Restez dans la cale ! Ordonnait le bokur à son client.
-
Euh… Bien, je vous attendrais en bas, balbutia-t-il en jetant un regard paniqué
aux hommes d'équipage qui s'armaient de sabres et de pistolets.
Mordecai
regarda la silhouette potelée du marchand disparaitre vers la cale, tandis que Borok
le rejoignait arme au poing. La clameur des guerriers Tharns se fit plus
puissante et plus bestiale encore. Tous étaient sur le qui vive, prêts à tirer
sur les ennemis qui s'apprêtaient à surgir de la forêt alentour.
Soudain,
une imposante silhouette s'élança hors des sous-bois à la vitesse de l'éclair, se
dirigeant vers le bateau dans un bond prodigieux. Mordecai, pétrifié de
surprise et d'horreur, regarda la bête humanoïde et musculeuse. Au-dessus d’une
gueule béante et pleine de crocs, brillaient deux petits yeux jaunes pleins
d’une insatiable soif de sang. A moitié nu, il portait un long pagne élimé, auquel
pendaient de nombreux trophées humains. De sa tignasse crasseuse émergeaient de
longues cornes de bois ouvragées Il poussa un long hurlement bestial,
brandissant au bout de ses bras, une large hache d'armes dentelées. Le cri
s'interrompit soudain laissant place a une plainte aigue. Le Tharn avait un
trait immense, semblable à un épieu, fiché au milieu du torse, le traversant de
part en part. Il retomba lourdement dans l'eau dans un bruit d'éclaboussures
sonores. Tous se tournèrent alors vers l'ogrun qui avait décoché une flèche de
son immense arc. A cette vue, des cris de rage s'élevèrent de la forêt. Une
pluie mortelle s'abattit sur le bateau depuis les fourrés proches. Des silhouettes
minces et graciles, surmontées de têtes hirsutes, projetaient des javelots sur
les matelots, les forçant à se réfugier derrière le bastingage pour les éviter.
Profitant
de leur incapacité à répliquer, les Tharns bondirent sur le pont. Bientôt, une demi-douzaine
des redoutables guerriers atterrirent avec souplesse sur le pont métallique. Ils
engagèrent alors un furieux corps à corps avec les matelots. C’est à cet
instant que Mordecai pris conscience de la taille démesurée de leurs
assaillants.
Les
javelots cessèrent alors de pleuvoir sur le navire, mais Mordecai et Borok étaient
toujours la cible des tireurs embusqués qui les bombardaient, alors qu'ils
tentaient d'abattre leurs redoutables adversaires avant qu'ils ne montent sur
le pont supérieur. Tous deux se jetèrent alors dans la mêlée sanglante.
Mordecai,
l’épée à la main, fondit sur un Tharn qui faisait tourbillonner sa lourde
hache, déchirant les chairs des matelots. Il esquiva plusieurs coups, se
déplaçant habilement au milieu de la tornade d’acier et éventra son adversaire,
répandant ses viscères sur le pont. Le Tharn s’effondra sur Mordecai, le
bloquant sous son corps inerte. Le torse comprimé par le poids, le vieux
mercenaire suffoquai et, bandant ses muscles, tenta de soulever la carcasse
encore chaude. Son visage était rougit par l’effort, tandis qu’il se dégageait
peu à peu. Soudain, un autre Tharn surgit de la mêlée, la gueule écumante de
sang. Il brandit sa hache afin de décapiter Mordecai. Il retint alors son
souffle en voyant la lame qui allait s’abattre sur son cou. Mais au moment où la
hache aurait dû lui ôter la vie, une gigantesque lame frappa le ventre du
sauvage, le fendant en deux et projetant brutalement le torse sanglant
par-dessus le bastingage. Borok dégagea le vieux mercenaire et lui tendit la
main. Mordecai la saisit et se releva. Son manteau de cuir était souillé :
gorgé de sang. Son tors était douloureux, mais il sourit à la face bourrue et
couverte de sueur de l’ogrun, qui affichait un sourire radieux.
Soudain,
une exclamation retentit à l’arrière du bateau ; derrière eux, le capitaine
Fargas avait lâché la barre et s'était effondré, un javelot planté dans
l'épaule. Mordecai récupéra son fusil et accouru à son aide. Borok de son côté,
bataillait avec rage pour protéger les membres de l'équipage qui tombaient les
uns après les autres. Mordecai s'accroupi près de Fargas et arracha le javelot,
puis il déchira un pan de la tunique du capitaine, pansa sa blessure et l'aida
à reprendre la barre tandis que l’Ecumeur fumant dérivait dangereusement vers
la rive. Mordecai fit feu sur les ombres sous les branchages.
Borok
faisait tournoyer sa redoutable lame caspienne, répandant un océan écarlate sur
le pont. Un guerrier Tharn se rua sur l’ogrun. Il abattit sa hache avec une
fureur bestiale, tandis que Borok se contentait de parer les coups, subissant
la brutalité animale de son adversaire. Puis, d’un revers de lame, il fit
dévier la hache du Tharn et lui asséna une botte qui dans un éclair d’acier,
lui fendit le crâne jusqu’aux dents. Extirpant sa lame de son adversaire tombé
au sol, il vint à la rencontre d'un autre adversaire, les deux puissants combattants
échangèrent quelques coups. D’un puissant coup de botte, il déséquilibra le
guerrier Tharn, qui tomba à la renverse sur le pont maculé de sang. Sans lui
laisser le temps de se relever, Borok l’empala, lui arrachant un hurlement d’agonie.
Profitant
que Borok soit désarmé, un pillard Tharn le chargea, abattant sa hache pour
trancher l’ogrun en deux. Il bondit en arrière, esquivant le coup mortel qui l’érafla,
déchirant le cuir de son épaule. Abandonnant sa lame, il s’élança vers son ennemi,
le percutant brutalement. Désarmés, le Tharn et Borok furent projetés contre le
bastingage. Borok le saisit à bras le corps et, bandant ses muscles, il
l’étreignit avec force pour lui briser l’échine. Le guerrier bestial poussa un
puissant hurlement de rage et asséna un coup de tête sur le nez de l’ogrun qui
lâcha sa prise, un flot de sang coulant de son nez meurtri. Furieux, l’ogrun
saisit la gorge du Tharn qui le roua de coups, mais cela ne sembla pas
l’affecter. Cédant à la panique, il saisit les puissants bras de l’ogrun dans
l’espoir de lui faire lâcher prise, mais ses doigts se resserrèrent plus fort
encore. Le corps musculeux du Tharn se couvrait de sueur, tandis qu’il tentait
de contenir la force de son adversaire, qui le pliait contre le garde-corps. La
nuque du Tharn céda en même temps que son dos et il bascula par-dessus bord.
Lorsque
le cadavre brisé du dernier Tharn eu disparu dans les eaux sombres, des cris de
rage retentirent sous les épais branchages. Puis ce fut le silence, ils avaient
battu en retraite.
***
Mordecai
poussa un profond soupir et se laissa tomber contre le bastingage. Les matelots
transportaient les blessés et pansaient leurs blessures. Le pont métallique
était rouge de sang, les cadavres des Tharns gisant au milieu de ceux de leurs
victimes atrocement mutilées. La moitié des hommes de Cosgrave avaient été
tués, quelques autres étaient blessés, il ne restait que peu d’hommes valides. Borok
rejoignait Bolden, qui était remonté sur le pont supérieur lorsque le vacarme
du combat s'était tût. En constatant l'étendue du carnage, le petit marchand porta
une main potelée à sa bouche pour retenir un haut le cœur, tandis que le bokur lui ordonnait de retourner en bas, le
danger étant toujours présent tant que le bateau se trouverait sur cette partie
du fleuve.
-Nous
devrons accoster d'ici peu ! lança le capitaine Fargas au marchand et à son
massif protecteur.
-
Comment cela ? Merywyn est encore loin, et nous devions l'atteindre dans les
délais que je vous avais fixés ! C'est uniquement sous cette condition que je
vous ai engagé ! s'indigna-t-il en pointant un petit doigt boudiné vers le
capitaine.
-
Je m'en moque éperdument de vos délais ! aboya-t-il. Cette attaque a fait
beaucoup de blessés et je n'ai pas de quoi les soigner à bord, il faut faire
une halte sinon je perdrai la moitié de mon équipage, sans lequel je ne peux
plus manœuvrer ce bateau.
Bolden
émit de petits grognements porcins, puis il s'en retourna vers le pont
inférieur d'une démarche hautaine qui le rendait ridicule.
Mordecai
détailla le corps massif de son compagnon. Les muscles épais de l'ogrun ruisselaient
de sueur et de sang, suintant de nombreuses estafilades; il était incroyable
qu'il ne se soit pas encore écroulé sous la fatigue. Pourtant, ses nombreuses
blessures ne semblaient pas l'affecter et son nez, s’était déjà arrêté de
saigner. C’est d'une démarche assurée qu'il rejoignit le vieux mercenaire qui constatait
avec dépit que sa blague était vide. Borok s'appuya sur la balustrade
métallique et regarda les innombrables impacts qu'avaient causés les javelots
dans la coque d'acier du bateau. Mordecai admirait l'horizon s’enflammant avec l’aube.
-
Merci, lança-t-il au vieux mercenaire.
-
Pas d'quoi, répondit celui-ci d’un ton détaché.
Mordecai
jeta un regard en coin à son compagnon, qui affichait un léger sourire, tandis
que son visage était peu à peu illuminé par les rayons dorés qui pointaient à
l'horizon.
***
Quelques
heures plus tard, le soleil s'élevait doucement vers son zénith, faisant
chatoyer la surface cristalline du fleuve. Les rayons lumineux caressaient le
visage usé du vieux mercenaire assis sur le garde-corps, à côté de l'ogrun qui
s'était endormi a même le pont. Il entendit le grincement d'une chaine, puis le
bruit de l'ancre plongeant dans l’eau.
Mordecai
se releva, la main en visière pour masquer l'éclat du soleil qui l'aveuglait.
Il aperçut alors les toits des chaumières qui bordaient le fleuve. Celles-ci
étaient construites de manière anarchique le long des quais de bois. Plus loin
en amont, au sommet d'une petite butte, trônait une demeure plus imposante,
faite de briques. Depuis son promontoire, elle dominait le hameau; elle était
entourée d'un mur de briques également, munit d'un portail de fer forgé. Un
pont de pierre se dressait entre les deux rives qui se rapprochaient à cet endroit.
Au loin, on apercevait une tour de garde, qui se dressait fasse à l'épaisse
forêt qui encerclait le petit hameau, comme un étau verdoyant.
Les
matelots établirent un pont improvisé entre le quai et le bateau et
commencèrent à acheminer les blessés, sous la direction du capitaine Fargas. De
l'autre côté du bateau, Bolden semblait
dans une colère noire et se défoulait sur son garde du corps qui subissait
calmement la pitoyable crise du marchand.
-
Cosgrave est complètement incompétent ! Cet arriéré n'est pas capable de me
mener à destination dans les délais prévu ! Combien de temps et d'argent
vais-je perdre à cause de cet imbécile ? pestait-il en faisant les cent pas
face à l'ogrun. Quand à vous, ajouta-t-il en pointant son doigt gras sur Borok,
vous auriez dû mieux protéger cet équipage ! Je ne vous paye pas pour...
Le
petit marchand replet s'interrompit en voyant Mordecai s'approcher d'eux.
-
Alors vous ! commença-t-il en fixant le vieux mercenaire d'un œil mauvais. Vous
ne valez pas la moitié de ce que je vous paye espèce de vieillard décharné et
sénile ! Vous n'êtes même pas capable de vous protéger vous-même ! Votre
débilité et votre incompétence atteignent des sommets que c'est à se demander
qu'elle chienne a pu vous mettre au mon...
Le
marchand n'eut pas le temps de finir sa phrase qu'un poing ganté percuta son
nez et le renversa. Il se redressa comme il put, portant la main à son nez
gonflé, d’où s’écoulait du sang. Bolden ouvrit la bouche pour proférer quelque insulte,
mais Mordecai le saisit par le col et le ramena à sa hauteur, plongeant un
regard furieux dans le celui du marchand.
-
Tu parles beaucoup pour un petit goret, dit-il doucement sur un ton de mépris,
ton être entier me dégoute, tu ne sais rien du combat et de la mort. Je te
conseille donc de fermer le trou à merde qui te sert de bouche, de poser ton
énorme postérieur et d'attendre que l'on puisse repartir. Ces hommes t'ont
protégé, alors montre un peu de respect.
Sur ces mots, il relâcha son étreinte et le
marchand s'effondra les yeux terrifié, puis il se mit à ramper dans un coin
pour s'y réfugier, en couinant comme un porcelet.
Mordecai
se tourna vers son ami qui le regardait avec effarement. Il savait que les
ogruns avaient une vision très précise de la loyauté, ainsi que du respect qui
était dû à un employeur. Il lui adressa un sourire que l'ogrun lui rendit,
l'air amusé.
Alors
que l'équipage avait fini de débarquer les blessés, un homme monta à bord,
exposant sa silhouette gracile au soleil, qui illuminait son pourpoint blanc.
Un long manteau bleu brodé de fils d'argent reposait sur ses minces épaules.
Ses cheveux bruns étaient peignés en arrière et, sous son nez droit, il
arborait une fine moustache.
-
Je vous souhaite la bienvenue dans notre modeste village, s'exclama-t-il les
bras grands ouverts, avant que Fargas ait pu prononcer le moindre mot. Je suis le
Baron Heremon. J'ai mis une grange à la disposition de votre équipage.
-
Je vous en remercie Baron, nous ne vous dérangerons pas longtemps, nous
repartirons dès demain matin, les blessés devraient être en état de se
déplacer. Je suis le capitaine Cosgrave, j'ai été engagé par cet homme, affirma-t-il
en désignant Bolden, pour l'emmener lui et ses marchandises à Merywyn, dit-il
amèrement, regrettant d'avoir accepté ce travail.
Le
marchand, qui tremblait encore quelques minutes auparavant, s'était ressaisit, piqué
par la curiosité et s’avançait vers le Baron, et tenait un mouchoir sous le
nez.
-
Puis-je vous inviter tous deux à séjourner dans ma demeure ? proposa Heremon
affichant un sourire radieux.
-
Sans vouloir vous offenser Baron, je préfère rester auprès de mes hommes,
répondit Fargas. Heremon afficha une expression de déception, mais acquiesça.
-
En ce qui me concerne, j'accepte volontiers cette aimable invitation Baron,
affirma-t-il pressant toujours le mouchoir contre son nez.
Le
visage de Heremon s'illumina et il l'invita à le suivre. Bolden foudroya l'ogrun
le mercenaire du regard, tandis qu’ils s'éloignaient vers la demeure du Baron,
tandis que le capitaine poussait un soupir, soulagé d'avoir échappé à leur
compagnie.
Mordecai,
Borok et Fargas rejoignirent les matelots
dans la grange, à l'opposé de la demeure du Baron. Lorsqu'ils y pénétrèrent, ils
furent accueillis par les râles des blessés allongés dans la paille. La grange
était entièrement en bois avec un toit de chaume, de la paille était disséminée
un peu partout au sol, ou en ballots empilés contre les murs. Dans un coin, on
apercevait un abreuvoir vide, et de chaque côté de la porte était suspendus de
nombreux outils agraires. Mordecai et Borok s'installèrent dans un coin pour y
dormir, la nuit avait été longue.
***
La
nuit était tombée depuis longtemps lorsque le vieux brisquard fut réveillé par
le bruit sourd des tambours et les hurlements bestiaux qui s'élevaient de la
forêt. Certains matelots gémirent de peur lorsqu'ils réalisèrent ce qui se
préparait au-dehors. Mordecai et Borok se levèrent d'un bond, empoignèrent
leurs armes, et sortirent de la grange. Dehors, la lune était masquée par
d'épais nuages, plongeant le hameau dans l'obscurité. Mais, au loin, des lueurs
émergeaient de la forêt, bientôt ce furent des dizaines de torches qui fusaient
en direction de la tour de garde. Des cris de terreur s'en élevèrent presque
aussitôt, accompagnés des hurlements sauvages des assaillants. La tour pris feu,
devenant un fanal enflammé qui embrasait le ciel nocturne. Le village s'éveilla
d'un seul coup, la lueur des lanternes apparaissant dans les rues, accompagnée des
cris apeurés des villageois, tandis que Mordecai apercevait d'énormes créatures
qui accouraient vers eux.
Le
capitaine Fargas prévint ses hommes. Leurs armes étant restées à bord du
bateau, certains prirent fourches, pelles et marteaux pour se défendre, tandis
que d'autres aidaient les blessés à marcher. Lorsque tous furent prêts, les
monstres de la forêt étaient déjà dans le village en contrebas. Ils dévalèrent
la légère pente qui menait au village, d'où s’élevaient les cris de terreur
mêlés aux cris de rage. Lorsque la petite troupe arriva dans les rues, elle fût
immédiatement attaquée par un guerrier Tharn qui brandissait son immense hache,
hurlant comme une bête, la gueule écumante de sang encore chaud. Une immense
flèche d'acier le stoppa net dans sa charge et il s'effondra sur le sol. Ils
continuèrent leur avancée et passèrent devant plusieurs chaumières en feu.
Soudain,
surgissant des flammes, une énorme bête, semblable à un gigantesque singe
écorché, se jeta au milieu du groupe. La gueule béante, elle planta ses crocs proéminents
dans le crâne d'un matelot qui brandissait une fourche. L'os céda en un bruit
mat, faisant jaillir une gerbe de sang. Puis, elle banda ses énormes muscles et
se déchaina, abattant ses bras puissants comme des massues sur tout ce qui se
trouvait autour d'elle. Sous ses assauts furieux, les matelots tombaient à
terre les membres brisés, leurs crânes explosés par la force titanesque de
l'ignoble créature qui poussait d'effroyables cris stridents.
Borok
dégaina son épée et se jeta face à la bête, tandis que Mordecai ouvrait le feu,
la balle de plomb se logeant dans son dos musculeux sans lui causer plus de
dommage. L'ogrun esquivait les énormes poings de la bête avec une rapidité
stupéfiante, il fit un bond de côté pour esquiver un coup, qui lui aurait
enfoncé le crâne dans le torse jusqu'à l'aine. Il enchaina avec un coup de sa
massive lame caspienne qui entailla durement la poitrine de la créature, lui
arrachant un cri de rage. A peine eut-il dégagé sa lame qu'elle lui asséna un revers,
qui balaya l'ogrun, le projetant au sol, l’œil droit gonflé.
Mordecai
dégaina sa propre lame, se jeta sur le dos du monstre et lui enfonça sa lame
jusqu'à la garde. La bête hurla de douleur et, d'un brusque mouvement d'épaule,
se débarrassa du vieux mercenaire qui percuta un matelot. Borok profita de la
diversion pour se relever et abattit de toutes ses forces le pommeau de son
arme sur le crâne de la créature, l’enfonçant si brutalement, que ses yeux
jaillirent de leurs orbitent. La bête s’effondra lourdement.
Ils
continuèrent leur chemin vers le bateau. D’autres pillards Tharns surgirent des
toits et des chaumières en flammes, brandissant leurs haches et hurlant leur
soif de massacre. L’un d’eux fut sur Mordecai en un éclair. Il para le coup et
se retrouva nez à nez avec l’ignoble guerrier écumant de rage qui lui soufflait
son haleine chaude et nauséabonde sur le visage. A sa droite, un Tharn
s’effondra, une flèche sombre plantée dans le crâne. Le vieux mercenaire
percevait le fracas de l’affrontement qui se déroulait derrière lui.
Un
Tharn surgit et repoussa brutalement le vieux Briscard, manquant de lui faire
perdre l’équilibre. Puis, il se rua de nouveau sur Mordecai, qui esquiva le
coup de taille qui l’aurait coupé en deux et porta une estocade qui blessa le
sauvage. D’un violent coup de pied dans les côtes le Tharn le projeta de côté et
dégagea la lame légèrement enfoncée dans sa poitrine. Mordecai se tint le flanc
en suffoquant: la respiration coupée. De sa main il sentit qu’aucun os n’avait
été brisé, sa légère cuirasse de cuir l’avait protégé. Le Tharn abattit sa
hache sur la silhouette au sol. Désarmé, il esquiva en roulant sur le côté, et se
releva d’un bond. Faisant face à son adversaire, il évita de nouveau une
attaque, récupéra son arme et porta une botte qui transperça la gorge du Tharn
qui tomba au sol et s’étouffa dans son sang.
Un
second adversaire se rua sur Mordecai haletant, qui roula de côté pour esquiver
un coup qui l’aurait décapité. Ils échangèrent quelques coups. La hache du
Tharn lui entailla l’épaule, puis il riposta et entailla la cuisse nue de son
adversaire, qui se mit à ruisseler d’écarlate. Alors qu’ils s’apprêtaient à
s’affronter de nouveau, une large lame couverte de sang surgit de l’estomac du
Tharn, lui arrachant un hurlement de douleur, et faisant jaillir le sang de sa gueule.
Puis, le cadavre inerte fut balancé au sol, laissant apparaitre Borok, couvert
de sueur, le visage ensanglanté par une profonde entaille au front.
Mordecai
se retourna vers les matelots qui avaient subi de lourdes pertes. Les Tharns
n’avaient fait aucun blessé, mais, tous ceux qui l’étaient déjà, étaient morts.
Ils
se précipitèrent vers les quais. Alors qu’ils embarquaient, Mordecai aperçu une
femme, un nourrisson dans les bras et un enfant à la main, qui accourait les
yeux pleins de larmes. Derrière eux, un homme les suivait de près, armé d’une
hache de bucheron. La femme manquait de trébucher à chaque pas, elle criait
pour appeler à l’aide. Mordecai accouru rapidement, mais soudainement, un
guerrier Tharn surgit d’une ruelle adjacente et décapita l’homme qui les
suivait. Le mercenaire saisit son fusil, tandis que la femme courait plus vite encore,
ses enfants poussant des gémissements stridents à la vue de l’horreur bestiale
qui se ruait sur eux, une lueur sauvage brillant dans ses
yeux jaunes.
Mordecai
ouvrit le feu. La balle fit mouche et le Tharn, touché à l’épaule, trébucha.
Mais, un second surgit des ténèbres embrasées du carnage et plaqua la femme au
sol. La violence de l’impact projeta le nourrisson dans les eaux sombres du
fleuve et disparut. Le second enfant se releva d’un bond pour s’enfuir, mais
une large hache vint se planter dans son dos, le tuant sur le coup.
***
Ayant
assisté impuissant à cette effroyable scène de carnage, Mordecai embarqua
rapidement. Les marins appareillèrent sur ordre du capitaine Fargas. Le bateau
s’éloigna doucement de la rive et s’avança sur les eaux rouges du sang des
villageois.
Alors
qu’ils passaient sous le pont qui franchissait le fleuve, une silhouette
replète courait en agitant frénétiquement les bras. Mordecai et Borok entendirent la petite voix flûtée de
leur employeur qui, paniqué, se ruait sur les quais. Mais lorsqu’il eut atteint
le pont pour sauter à bord, une simiesque créature se saisit de lui et
l’entraina vers la rue, où résonna un unique cri; ils ne seront finalement pas
payés. Puis, une clameur bestiale s’éleva du petit village. Au loin, Mordecai
aperçu la silhouette imposante d’un Tharn à la chevelure rousse, ornée de
cornes, qui brandissait deux immenses haches. Cet impressionnant guerrier
poussa un terrible cri qui résonna dans la nuit au-dessus de la clameur des
autres pillards. Le Tharn à la crête flamboyante exultait à la vue du massacre.
Alors
qu’il s’éloignait de plus en plus, le silence était retombé sur le hameau, dont
les flammes continuaient de danser dans l’air nocturne, les volutes de fumée
noires s’élevant toujours haut. Bientôt, ce spectacle flamboyant ne fut plus
qu’une lueur sur l’horizon bleuté de la nuit.
Le
soleil commençait doucement à pointer à l’est. Mordecai s’endormit contre la
balustrade. D’après Fargas, ils arriveraient bientôt à Merywyn.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire