Le champ de bataille était jonché de
cadavres, le ciel semblait embrasé, les machines de guerre et les archers
faisaient pleuvoir le feu sur la plaine. Une odeur infâme de chair brûlée avait
empli l’atmosphère. Chaque respiration était pénible, l’air était lourd, chaud,
étouffant. Les gémissements des blessés se perdaient au milieu du fracas des
combats.
La bataille durait, mes muscles étaient
douloureux, mon souffle court.
Lame au clair, je faisais face à mon
adversaire, un guerrier vêtu d’une côte de mailles et d’un casque d’acier,
laissant apparaître son visage, d’où dégoulinaient de la sueur et du sang. Armé
d’une épée il fondit sur moi, levant haut son arme. Je déviais le coup sans
difficulté. Mon adversaire enchaîna, m’assénant un déluge d’attaques, qui
m’obligea à reculer. Je fis un pas de côté, esquivant son coup. Déséquilibré,
le guerrier tomba à la renverse et je pus lui enfoncer ma lame dans le cœur, le
tuant net.
Balayant du regard les alentours,
j’aperçus un autre soldat qui portait un plastron et une vieille pelisse sur
les épaules, il maniait sa rapière avec une rapidité mortelle. Il trancha la
gorge de son adversaire et fit volte-face. Je chargeai et portai un coup
d’estoc vers son ventre. Il le dévia et riposta de taille. J’esquivai et
frappai de nouveau, cependant il esquiva d’un bond, mettant de la distance
entre nous deux. Nous nous mîmes à nous tourner autour. C’était un jeune
officier, ses cheveux blonds étaient maculés de boue et de sang, il affichait
un calme surprenant. Mon regard croisa le sien, il était bleu et froid, je
devinai que comme moi, il me jaugeait à travers mon heaume et ma cuirasse.
Je bondis en avant pour attaquer, il
dévia le coup. Sans lui laisser le temps de contre-attaquer, je portai un coup
de taille pour le décapiter : il s’arc-bouta pour esquiver. Je faisais
pleuvoir une série de coups meurtriers, mettant à mal mes muscles fatigués,
qu’il ne put que parer. Epuisé, je lui assénai un coup de pied dans le torse,
qui le projeta en arrière, expulsant tout l’air de ses poumons. Je levai ma
lame pour lui fendre le crâne, malheureusement il dévia l’attaque et
contre-attaqua d’estoc en un éclair. Sa lame transperça ma cuirasse et se logea
profondément dans mon torse.
Je sentis le froid de l’acier me
fouiller la chair. La douleur me fit lâcher mon arme.
Je le saisis par son plastron et lui
donnai un puissant coup de tête, qui le fit tomber au sol. Tenant fermement sa
lame, il m’entraîna dans sa chute. Me mettant à califourchon sur lui,
j’enroulai mes doigts autour de sa gorge et serrai. Le jeune officier lutta,
battant des pieds, ses mains tenant les miennes, son regard perdant son calme
froid pour faire place à la peur. Il panique, se débat, lutte, en vain. Bientôt
son regard fut vide et il ne bougea plus.
Je retirais mes doigts de sa gorge et,
épuisé, je m’effondrais sur lui.
L’écho des combats me parvenait
assourdi, comme lointain. Mon corps était engourdi, j’étais incapable de me
relever. Je sentais la tiédeur de mon sang sous ma cuirasse, et la douleur de
la blessure semblait disparaître.
Puis, tout devint sombre et silencieux.
***
J’ouvris les yeux. J’étais allongé, je fixais un ciel noir et autour moi, tout n’était qu’obscurité, pourtant, lorsque je passais ma main devant mes yeux, je la vis comme en plein jour. À tâtons, j’inspectais mon corps : il y avait la trace du coup qui m’avait transpercé. Je portai la main sous mon plastron et sentis la plaie, il ne s’en échappait aucune douleur, aucun sang.
Je sentis quelque chose contre mon
corps, passant à travers mon armure et s’immisçant sous mon heaume. C’était
frais et apaisant. Lorsque j’y plongeais la main je ne sentis que la fraîcheur,
et je perçu le clapotis de l’eau. Je me redressai et constatai le sol était
inondé. En me relevant, je remarquai que l’eau s’écoulait de mon armure, la
laissant parfaitement sèche, glissant pour retomber au sol dans un léger ruissellement.
L’eau ne m’arrivait pas plus haut que la cheville, pourtant je n’en distinguais
pas le fond.
Où étais-je tombé ? Je ne me
souvenais de rien après m’être effondré sur le jeune officier. Tout était
silencieux, je ne percevais pas le bruit de la source qui avait fait jaillir
cette eau, ni même le souffle du vent. J’appelais. Personne ne répondit, je ne
perçu pas même l’écho de ma propre voix, comme s’il s’était perdu, avalé par
les ténèbres alentours. J’étais manifestement seul. Pourtant, je ne ressentais
aucune panique s’emparer de moi, une étrange sérénité régnait sur ce lieu.
Je n’aurais su dire pourquoi je me mis à
marcher, soudain convaincu de savoir où aller. Je soulevais l’eau à chacun de
mes pas, perturbant la surface calme et lisse, où se multipliaient les ondes.
Sans savoir combien de temps s’était
écoulé, je finis par apercevoir une silhouette au loin. D’un pas prudent je
m’avançais dans sa direction. Plus je m’approchais, plus elle me semblait
familière. C’était un homme en armure, qui me fixait sans bouger. Lorsque je ne
fus plus qu’à quelques enjambées, je m’immobilisais. Ce n’était pas un homme,
c’était une statue de granit, et c’était moi qu’elle représentait.
Stupéfait, je la détaillais, l’armure
était quasi identique : tout était fidèlement reproduit au détail prêt,
moi-même je n’aurais pu distinguer l’original de l’œuvre de pierre. Exceptant
une pièce de fourrure posée sur les épaules de la sculpture. Elle était grise
et vieille, pourtant elle semblait être en parfait état. Je reconnus le symbole
du seigneur Lautrec, un faucon gravé sur le haut du torse. J’étais mort pour sa
cause. L’étais-je vraiment ? la question se posait. Je n’y vis aucune
marque du coup qui m’avait été porté, le plastron était intact.
Je jetai un coup d’œil alentour :
toujours personne.
De
nombreuses questions tourbillonnaient dans mon crâne, sur l’origine de cette
sculpture, ou encore ma présence en ces étranges lieux. Mais, ce fut une tout
autre question qui sortit de ma bouche.
-
Pourquoi cette pelisse me semble-t-elle
si familière ? me murmurais-je à moi-même.
Je
m’approchai plus près et pus distinguer des yeux entre les fentes du heaume,
mes yeux. Ils semblaient être animés d’une vie propre, je crus y voir briller
une brulante détermination. Ils semblaient me fixer. Je frissonnais et
reportais mon regard sur la fourrure. Je m’en saisis et l’examinai. C’était une
magnifique pièce de peau douce, soyeuse, sans doute confectionnée pour les
longs et durs voyages d’hiver.
J’avais
une profonde envie de la mettre sur mes épaules, j’en éprouvais le désir. Je
voulais la revêtir.
Je
passai la fourrure sur mes épaules. À leur contact, elle devint chaude, me
remplissant d’un agréable sentiment de bien-être. Un bruit sec se fit subitement
entendre. Je reculai d’un pas, stupéfait, en remarquant que ce craquement avait
été provoqué par une entaille apparue sur le plastron de la statue. Du sang s’écoula
de la blessure.
Je
fus soudain pris de vertiges et de nausées, tout semblait tourner autour de
moi. Je vacillai et tombai à genoux. M’appuyant sur le sol, je luttai pour ne
pas vomir. Mon cœur se mit à battre à m’en briser les côtes. Puis j’eus
l’impression que l’on agitait le bourdon d’une cathédrale dans mon crâne.
Un
doux linceul d’ombre m’enveloppa.
***
Il
faisait nuit lorsque je repris conscience. La lune était basse dans le ciel
nocturne, brillant d’une lueur argentée, au milieu du scintillement des
étoiles. Une lueur dorée commençait faiblement à poindre à l’est. Des
croassements résonnaient, suivis de nombreux battements d’ailes, au loin une
chouette hulula.
J’étais
étendu sur le dos au milieu du champ de bataille, près de moi gisait le jeune
officier blond, son regard vide se perdait dans les étoiles. Les yeux clos,
j’entrepris une rapide inspection : l’entaille sur mon plastron et la
plaie sur mon torse avaient disparu. Je remarquai que la pelisse était posée
sur mes épaules. J’étais vivant et je ne m’expliquais pas par quel miracle.
Cette peau qu’à présent je portais ne pouvait être qu’un cadeau divin.
Respirant de grandes bouffées d’air, je louais intérieurement la Déesse de
m’avoir accordé une telle chance.
Je
me relevais et remarquais que ma cuirasse était couverte de sang séché. Mon
corps était engourdi et bientôt je sentis des fourmillements me chatouiller un
peu partout, mais je me sentais bien. Je me sentais même reposé.
La
plaine était couverte de cadavres pourrissants, dont de nombreux corbeaux se
repaissaient. L’un d’eux vint se poser sur le jeune officier. Je vis une lueur
bleutée se refléter sur son plumage noir, alors qu’il extirpait un œil du
cadavre d’un coup de son bec acéré. J’ignorais combien de temps avait passé
depuis ma mort, ni quel camp avait remporté la bataille.
Je
scrutais les alentours. La plaine était vallonnée, au nord elle était bordée
d’une épaisse forêt, au sud s’étendait de nombreuses collines. Au loin, je vis
un petit groupe, quatre silhouettes étaient accroupies près des corps et
s’affairaient. Sans doute des pilleurs de cadavre. Sur une butte près des bois,
j’aperçu la lumière orangée d’une lanterne, ainsi qu’une silhouette. Ceux qui
pillaient les cadavres des soldats mort restaient toujours aussi discrets que
possible, or celui-ci se moquait que l’on puisse le voir. Je me dirigeai d’un
pas vif vers la butte.
Un
vieillard ramassait péniblement les cadavres et les entassait dans une
charrette, un cheval de trait y était attelé. C’était un vieil homme sec, à la barbe
longue et grisâtre. Tenant un corps en armure par les aisselles, il tentait de
le hisser sur sa charrette. Je pris le cadavre par les pieds et l’aidais.
-
Merci, me dit-il essoufflé. Tu es un
déserteur ?
Déserteur ? Il était vrai que je ne
savais pas ce que j’allais faire. Même revenu d’entre les morts, si je ne
rejoignais pas l’armée, je serais considéré comme tel.
-
Non, répondis-je. J’ai juste perdu
connaissance durant la bataille et je viens de m’éveiller. Qui l’a
emporté ?
Il
me fixa d’un air étonné.
-
Tu as une sacrée veine mon garçon !
me lança-t-il.
Je tiquais à ce mot : mon garçon. Bien qu’il
soit un vieillard, j’estimais avoir largement passé l’âge de me faire appeler mon garçon. Par respect cependant, je
n’en fis pas la remarque.
-
Ça fait deux jours que la bataille a eu
lieu, mais ça explique ton état, tu as l’air d’un revenant ! ajouta-t-il
en riant, j’émis un ricanement étranglé. L’armée du roi a repoussé les hommes
du seigneur Lautrec vers les montagnes au nord.
-
Au nord, répétais-je.
Remarquant
le faucon gravé sur ma cuirasse il ajouta :
-
Le faucon est en déroute mon garçon, que
vas-tu faire ? le suivre ?
-
J’imagine. Mon épée est au service du
seigneur Lautrec, dis-je sans conviction, le regard perdu vers le nord, où l’on
apercevait les cimes blanches au-dessus des arbres.
Le
vieillard dût s’apercevoir du manque de conviction de mes paroles. Il lâcha le
corps et se gratta la barbe.
-
Qu’est-ce qui t’y oblige mon garçon ?
Rien.
-
L’honneur j’imagine.
-
L’honneur n’est qu’un moyen de tenir en
laisse les braves aux pieds d’un lâche plus riche, rétorqua-t-il.
-
Je n’ai rien d’autre.
Il
poussa un soupir et souleva de nouveau le cadavre et le traîna vers sa
charrette.
-
Et vous, que faites-vous ici ?
demandais-je.
Sans lâcher le guerrier mort, il répondit :
-
Je leur offre des funérailles. Je les
rassemble pour les bruler.
-
Pourquoi faire ? Qu’est-ce que ça
change ?
-
Les champs de bataille comme celui-ci n’apportent
que le malheur. Des créatures démoniaques sont attirées par l’odeur de la mort
et de la putréfaction. J’essaie de préserver mon foyer.
-
Ceux-là aussi ? dis-je amusé, en
désignant les pilleurs dont les silhouettes furtives allaient de corps en
corps.
-
Je ne suis pas comme eux, je ne tire
aucun profit de la mort de ces hommes, rétorqua-t-il en me jetant un regard
furieux.
Je
m’excusai, embarrassé de lui avoir manqué de respect.
Il
m’adressa un signe de tête et je tournais les talons, descendant la petite
butte, prenant la direction de la forêt. A l’est le soleil commençait à
poindre.
***
Nous étions attablés dans la salle
commune de la Halte forestière. Notre
table était la plus proche de l’âtre où crépitait un bon feu, au-dessus duquel
une dinde rôtissait doucement, embaumant la pièce d’une odeur appétissante.
De nombreux voyageurs séjournaient ici,
certains étaient là depuis plusieurs jours, attendant que la guerre se termine
pour reprendre leur périple. Mais d’ici là, ils discutaient avec animation, ou
jouaient aux dés, autour de tables couvertes d’assiettes et de chopes.
De l’autre côté de la pièce, près de
l’entrée, le vieux tavernier essuyait un gobelet avec un chiffon crasseux
derrière son bar. Juste à côté, un escalier menait aux chambres.
Une jeune serveuse passa la porte
derrière lui, les bras chargés de chopes pleines. Sa chevelure blonde était
coiffée en une longue natte. Son visage était doux et ses yeux étincelants. Sa
robe bleu-gris virevoltait chaque fois qu’elle se retournait pour servir
d’autres consommations.
Tandis qu’elle parcourait la salle,
servant les clients, je la fixais du regard, fasciné par cette robe qui se
soulevait au rythme de ses allés et venues. Lorsqu’elle s’approcha de notre
table, elle déposa quatre chopes de bière, s’en alla vers le bar et disparut
dans les cuisines. Je me surpris à m’imaginer traversant la salle, la
rejoignant dans la cuisine pour la courtiser. Mes mots seraient du miel à ses
oreilles et…
-
Sa bibine à un goût d’eau croupie !
grogna Jonas, à ma droite.
En
posant sa chope déjà vide, il m’avait tiré de ma rêverie romantique.
-
Je ne la trouve pas si mauvaise, moi,
intervint l’homme face à lui.
-
Toi t’as du gravier dans la
bouche ! rétorqua-t-il. Ta langue vermoulue doit plus sentir grand-chose,
Malorn ! ajouta-t-il d’un ton cinglant.
Malorn
fusilla Jonas du regard, la main sur le manche de son couteau. Sa face de rat
était crispée de colère. Je me ramassai sur moi-même, espérant qu’ils
oublieraient ma présence, qu’ils ne me prendraient pas à partie. Malorn
semblait prêt à lui bondir dessus, alors que Jonas faisait deux têtes de plus
que lui et était presque deux fois plus large, un véritable colosse. Malgré
cela, il ne trembla pas et ne montra aucun signe de peur. Je devinais le
sourire sarcastique derrière l’épaisse barbe noire de Jonas.
-
Et toi Rob, t’en pense quoi de ta
bière ? me demanda Jonas.
C’était
de loin le pire qui puisse m’arriver, car ni l’un ni l’autre n’apprécierait que
je ne sois pas de son avis. Mes mains se mirent à trembler, alors que je
cherchais un moyen d’esquiver la question.
À cet instant, un homme de grande
taille, au ventre proéminant, descendait l’escalier qui menait aux chambres. Il
remonta grossièrement ses chausses. Les deux hommes se tournèrent lorsqu’ils
entendirent le grincement des marches. Je reconnus, mon oncle, Fargas.
Le tavernier vint
décrocher la dinde rôtie de la broche et la posa dans un large plat sur notre
table. Il prit la chope vide de Jonas pour la remplir. Oncle Fargas menait la
bande que nous formions ; en sa présence, Jonas et Malorn ne se battaient
jamais. Il ne supportait pas les conflits internes et aucun d’eux ne voulait se
frotter à lui.
***
À la vue de l’appétissant animal, Jonas
et Malorn oublièrent leur dispute et se jetèrent sur le plat du jour. Je lâchai
un long soupir de soulagement, lorsque mon oncle s’assit en face de moi.
-
On dirait que j’arrive juste à temps
pour la bectance ! s’exclama-t-il à la vue de la volaille luisante de
graisse qui trônait au milieu de la table. Profitez-en bien vous deux !
dit-il en désignant Jonas et Malorn. On est à sec maintenant, va falloir
trouver quelques clients.
-
Ça sera bientôt possible, répondit
Malorn. Lautrec a été vaincu il y a quelques jours, la guerre est
terminée !
-
Dommage que ça ait foiré, il aurait
surement été un meilleur souverain que ce jeune merdeux, incapable de diriger
ses vassaux, soupira mon oncle. Le faucon s’est brûlé les ailes.
Il
tira une chaise et s’assit. Puis il se servit une large portion, tandis que le
tavernier remplissait sa chope. Oncle Fargas avait fait parti de l’armée de
Lautrec le faucon, il l’avait toujours beaucoup admiré.
A
l’évocation du faucon, je repensais au pauvre guerrier que j’avais aperçu
quelques mois plus tôt. Tôt ce matin là, nous étions sortis pour piller les
cadavres sur le champ de bataille, l’air avait été doux, l’automne touchait
alors à sa fin. Sur place, l’odeur était insupportable et je ne pus me retenir
de vomir lorsque je vis des corbeaux se repaître d’un homme éventré, provoquant
l’hilarité de Jonas. Nous n’avions presque rien trouvé, les soldats
n’emmenaient que peu d’objets de valeur au combat.
Me
sentant trop faible et nauséeux, j’étais retourné à l’auberge pour m’y reposer.
En chemin, j’étais tombé sur un groupe de soldats de l’armée royale dans une
clairière. Je restai caché dans les fourrés et les observais. Ils discutaient
avec un guerrier qui portait un heaume et une cuirasse, une pièce fourrure
reposait sur ses épaules et je vis l’emblème du faucon sur son torse. C’était
un homme de Lautrec et ils s’apprêtaient à le tailler en pièces. Le guerrier
seul se défendit comme un démon, taillant, transperçant et brisant la chair de
sa lame effilé. Il tua tour à tour les trois soldats et succomba lui-même à ses
blessures.
Lorsque
ce fut terminé je courus en parler à oncle Fargas. Il prit Malorn et Jonas avec
lui et, suivant mes indications, ils allèrent dans la clairière pour dépouiller
les corps. A leur retour, mon oncle me dit que d’autres avaient dû prendre les
objets de valeur, car ils n’y trouvèrent rien d’intéressant, et le cadavre du
guerrier avait disparu.
***
Lorsque
je quittais mes pensées, les trois hommes mangeaient et buvaient bruyamment,
ils plaisantaient et riaient à gorge déployée. Je me dépêchais de me servir,
avant qu’il ne reste rien. Je ne me sentais pas à l’aise avec cette bande de
brutes.
La
vie de bandit ne me plaisait pas. Vivre du malheur des autres n’était pas dans
mes principes. J’aurais préféré être ailleurs. J’avais travaillé dans la ferme
de mes parents toute ma vie. Je me sentais chez moi au milieu de l’étable et
dans les champs. J’aimais me lever et me coucher au rythme lent du soleil. Ma
mère s’occupait de la maison, pendant que j’aidais mon père avec le bétail.
Même si le travail y était pénible, il était gratifiant. Je me sentais fier
lorsque j’admirais la clôture que j’avais réparée, où le veau que j’avais aidé
à naître. Lorsque nous avions fini notre journée, maman nous accueillait avec
un bon diner, et nous discutions tout le repas.
Mais
la guerre avait éclatée.
Une
bande de déserteurs passèrent près de notre ferme, la saccagèrent, massacrèrent
mes pauvres parents puis y mirent le feu. Lorsque je pris la fuite, oncle
Fargas me recueillit dans sa bande de coupe-jarret. Depuis quelques mois, nous
détroussions les voyageurs et les réfugiés. Dernièrement, le conflit s’était
centré sur la région où nous sévissions. Mon oncle décida de partir plus au
nord du pays pour leur échapper. Cependant, le butin y était moins facile, et
les occasions se faisaient plus rares. De plus, la guerre avait tourné à
l’avantage du roi, le déplaçant de nouveau vers nous. Nous nous étions réfugiés
dans cette auberge pour attendre que la situation évolue.
Cette
guerre n’avait duré que quelques mois. Lautrec avait remporté quelques
victoires, mais il fut vite submergé face aux autres seigneurs qui s’étaient
rassemblés pour défendre le roi, voulant maintenir leur pantin sur le trône.
***
Il ne resta bientôt plus que la carcasse
froide de la volaille et des chopes vides.
-
Rob, va me chercher une autre bière,
m’ordonna mon oncle.
Je me levais de ma chaise, pris sa chope
vide et me dirigeait vers le bar. J’aperçus alors la belle serveuse qui
retournait en cuisine. Peut-être serait-ce l’occasion de lui parler ? Une
fois face au tavernier, je lui demandais de remplir la chope, fixant la porte
des cuisines en espérant la voir ressortir.
Alors que je poursuivais ma rêverie, un
homme entra dans la taverne. Tous les clients se tournèrent et le dévisagèrent
un instant, puis ils retournèrent à leurs assiettes et à leurs discussions. Je
reconnu aussitôt son armure usée et un heaume bosselé couvrait sa tête. Une
pièce de fourrure grise couvrait ses épaules, une longue épée pendant à sa
taille. Un faucon était gravé sur sa cuirasse. Mon cœur se mit à battre si fort
que mes côtes me faisait mal. Cet homme devrait être mort !
Il se dirigea d’une démarche assurée
vers le bar, alors que le tavernier posait la chope pleine devant moi. Je fus
pris de nausée, lorsqu’une odeur nauséabonde m’emplit les narines. Sa pelisse
avait changé, elle était rapiécée et couverte de croûte suintante, elle puait
la charogne.
Du pain et de la viande séchée, dit-il
d’une voix rauque, ses paroles résonnant légèrement dans son heaume.
Il
déposa quelques pièces dans la main tendue du tavernier qui disparut dans la
cuisine. Le guerrier me jeta un regard qui glaça le sang, et j’aperçus deux
prunelles noires à travers les fentes de son heaume. Mes jambes tremblaient,
j’étais incapable de bouger, sentant son regard sombre me transpercer.
Je
fus soulagé lorsque le tavernier revint quelques instants plus tard avec un sac
qu’il remit à l’homme en armure. Celui-ci détourna son regard de moi, adressa au
tavernier un signe de tête en guise remerciement et quitta la Halte forestière.
Je
pris une grande inspiration pour me calmer, le tavernier porta sur moi un
regard plein d’incompréhension.
-
Ca va petit ? me demanda-t-il
inquiet.
-
Oui, très bien, balbutiais-je.
Je pris la chope et la ramenais à mon
oncle. Lorsque je la déposais devant lui, et dis :
-
Oncle Fargas, cet homme…
-
Suis-le, me coupa-t-il. Et fait bien
attention à laisser une piste pour qu’on puisse te rejoindre. On lui tranchera
la gorge dans son sommeil.
-
Mais mon oncle, je…
Il
m’empoigna par le col, rapprochant mon visage du sien.
-
Suis-le, répéta-t-il, me soufflant son
haleine chargée au visage.
Peu
rassuré, je quittai la taverne, accompagné des gloussements de Jonas et Malorn.
Dehors, le vent glacé de l’hiver me fouetta le visage. L’herbe était gelée par
endroit, des petites flaques d’eau s’étaient figées.
La
taverne était installée le long d’un sentier de terre, au milieu d’une forêt,
dans une large clairière traversée par un petit ruisseau. Je jetais un regard
aux deux gardes qui discutaient près de la porte, une chope à la main. Ils
n’avaient même pas remarqué qu’un guerrier du faucon était entré et ressorti juste
sous leur nez.
J’aperçu
le guerrier qui s’éloignait sur le sentier. Le soleil déclinait.
***
Je
le suivis de loin, me persuadant qu’il ne devait pas être une créature
mort-vivante, mais un simple pillard qui lui avait pris ses vêtements. Lorsque
le sentier s’engagea dans le bois, je me dissimulai parmi les arbres et les broussailles,
laissant une trace évidente de mon passage à travers les fourrés. Le jour
déclina et laissa place à la nuit, et bientôt je ne pu que deviner la
silhouette du guerrier qui avançait sur le sentier. Tout était calme, un
silence assourdissant pesait sur le bois. Mon cœur battait à tout rompre,
tandis que je progressais dans l’obscurité, faisant de mon mieux pour ne pas
faire de bruit. La peur m’envahissait, alors que je songeai à ce que lui ferait
mon oncle. Je ne voulais pas la mort de cet homme. Mais si je le perdais, oncle
Fargas me rosserait.
Soudain
je marchais sur une branche gelée qui émit un craquement. Je me figeais. Le
guerrier s’arrêta net, la main sur le manche de son épée. Le hululement d’une
chouette me fit sursauter, un bruissement d’ailes se fit entendre au milieu des
branches, suivit d’un craquement. Il reprit sa route. Lâchant un profond
soupir, je remerciai la déesse de m’avoir sauvé.
Le
guerrier finit par établir un campement au milieu du bois, dans une minuscule
clairière où gisait un arbre mort. Je me cachais au milieu des buissons, à sa
droite. Celui-ci avait allumé un feu, il était assis sur le tronc, son épée et
son baluchon posés à côté, le regard plongé dans les flammes. Je plissais les
yeux pour distinguer son visage à travers les fentes du casque J’aperçu alors
deux yeux sombres dans lesquels se reflétaient la lueur jaune du feu.
Quelques
heures passèrent, je restais à l’observer en grelottant et en frictionnant mes
membres gelés. Puis j’entendis un léger bruissement et me retournai, pétrifié.
C’était
Malorn.
Je
fus étrangement soulagé de le voir poser ses petits yeux de rat sur moi. Jonas
et oncle Fargas le suivaient.
-
Bien, mon neveu, me chuchota mon oncle
en posant sa main sur mon épaule. En revanche, il dort pas… Tant pis on fera
sans ! Maintenant à nous de jouer les gars, je vais me glisser derrière
lui. Tenez-vous prêt à intervenir si ça tourne mal.
Je
me sentis honteux de les avoir ainsi menés jusqu’à ce pauvre homme. J’aurais pu
mentir et dire que je l’avais perdu de vue. J’aurai préservé une vie. Je m’en
voulais d’avoir été aussi lâche, même s’il était revenu d’entre les morts, cela
ne justifiait pas mon acte.
Fargas
le contourna pour arriver dans son dos, tandis que Jonas et Malorn se plaçaient
de part et d’autre, armes au clair, prêts à bondir.
Mon
oncle quitta le couvert des arbres et se faufila jusqu’à lui, un long poignard
dans la main. Bientôt, il fut derrière lui. Le guerrier tourna légèrement la
tête. Surement avait-il perçu la respiration d’oncle Fargas, qui lui saisit la
tête pour la faire basculer en arrière, révélant la gorge nue, qu’il trancha
d’un coup vif.
Le
sang se mit aussitôt à ruisseler. Fargas relâcha sa prise et le guerrier tomba
à genoux, les mains sur la gorge. Il lutta pour respirer, émettant des
gargouillis infâmes, le sang s’écoulant entre ses doigts. Je vis alors que ses
yeux me fixaient : mais je n’y vis aucune peur, ils étaient froids. Je
détournai le regard. Quelques instants plus tard, je l’entendis s’effondrer.
Jonas
et Malorn sortirent de leur cachette.
-
Facile ! commenta Malorn.
-
Trop à mon goût, grommela Jonas.
J’aurais préféré qu’il se défende un peu.
-
Dommage pour toi qu’il soit déjà mort.
Par contre, comment peut-il autant puer ? s’exclama mon oncle en affichant
une grimace de dégoût. Fouille-le et fais vite, je veux pas choper une
saloperie ! ordonna mon oncle en désignant Jonas.
Je sortis des buissons et les rejoignis.
J’étais à la fois soulagé et honteux de le voir mort, mais surtout j’avais peur
à l’idée qu’il puisse se relever, et nous bondisse dessus pour nous déchiqueter
et se repaitre notre chair.
Je regardais Jonas dépouiller le pauvre
homme. Une flaque écarlate se formait autour de son cadavre. Son regard était
vide, dénué de vie.
-
Alors ? interrogea Fargas,
impatient.
-
Comme prévu, soupira-t-il. Pas
grand-chose. Les quelques vivres que nous l’avons vu acheter, et quelques
pièces de cuivre. Quant à l’armure elle est en sale état, sans parler du sang.
-
C’est pire que ce que j’imaginais… il
faudra s’en contenter.
Malorn
saisit l’épée du guerrier et l’examina.
-
Elle n’est pas si mal !
s’exclama-t-il. Elle remplacera avantageusement mon épée émoussée.
Et nous nous détournâmes du corps
ensanglanté.
***
Je restais en retrait durant notre
longue marche jusqu’à une clairière que mon oncle connaissait. Là-bas,
disait-il, nous pourrions camper à l’abri. Jonas et Malorn marchaient aux cotés
de Fargas. Je marchais plusieurs mètres derrière, incapable d’évacuer l’image
du corps ensanglanté du pauvre homme qu’ils avaient égorgé. J’étais surtout terrifié
à l’idée qu’il se soit relevé une fois de plus et qu’il viendrait se venger.
Nous avancions rapidement, écrasant les
buissons et tordant les branches. La forêt était silencieuse, je ne percevais
que les bruits de mes pas et les paroles des trois autres plus en avant. Un
bruissement parvint à mes oreilles.
Je me figeais.
Mon oncle et ses hommes continuaient
d’avancer, l’écho de leur voix se fit plus faible et je tendis l’oreille. Un
craquement se fit entendre, si léger que je ne saurais dire si je l’avais
réellement perçu ou si c’était le fruit de mon imagination. Je me retournai,
scrutant les ténèbres sous les branches, mais je ne vis rien. À présent trop
loin pour je les entende, le silence se fit assourdissant, les ombres
oppressantes. Je jetai des regards de tous côtés, m’attendant à voir quelque
créature nocturne bondir vers moi. Rien ne vint.
Je détalais en courant, rejoignant mon oncle.
***
Nous établîmes notre camp à quelques
lieues de là, dans une large clairière. La douce chaleur du feu me fit du bien
et j’évacuai de mon esprit les images du guerrier revenant d’entre les morts afin
de prendre sa revanche. Oncle Fargas préféra rationner la nourriture que l’on
venait d’obtenir et distribua à chacun un quignon de pain et un morceau de
viande séchée. Jonas et Malorn engloutirent les leurs, tandis que je mastiquais
longuement pour faire durer ma ration.
Malorn s’éloigna de quelques mètres,
l’épée nouvellement acquise à la ceinture, et baissa ses chausses.
-
Non mais qu’est-ce que tu fous ?
demanda Fargas surpris.
-
Faut que je…
-
Va faire dans les bois ! J’ai pas
envie d’avoir ton étron sous le nez toute la nuit ! lui aboya mon oncle.
Il se dirigea alors vers le bois et
disparu derrière un buisson en maugréant.
***
Quelques minutes s’écoulèrent. Jonas
s’était endormi près du feu, alors que je finissais ma ration. Oncle Fargas se
réchauffait, les mains tendues vers les flammes.
Soudain, une plainte nous parvint des
bois. Mon oncle bondit sur ses pieds et tira son grand poignard, près à
frapper. Je fixai la direction d’où semblait venir le bruit. Je ne vis que les
ténèbres sous les branches. Malorn entra dans la clairière. Il avançait dans
l’ombre, d’un pas peu assuré, manquant de tomber à chaque pas.
Fargas se détendit et abaissa sa lame.
-
T’as pas idée de nous faire une trouille
pareille ! rit-il. T’es tombé le cul sur un hérisson ?
Lorsqu’il
pénétra dans la lumière du feu de camp, j’émis un cri en voyant que Malorn
souffrait d’une profonde entaille au torse. Son sang avait rougi ses vêtements
et il titubait. Il émit un gémissement et s’effondra, mort.
-
Debout Jonas ! On nous
attaque ! beugla mon oncle.
En un instant la massive silhouette de
Jonas se dressa au milieu de la clairière, brandissant une lourde hache.
Les deux hommes scrutaient les ombres
pour y déceler quelque mouvement. J’examinai le corps de Malorn et constatai
avec effroi que l’épée qu’il avait prise au guerrier avait disparu.
Un homme pénétra dans la clairière.
Nous restâmes pétrifiés. Une vision de
cauchemar s’offrait à nous, tandis que nous reconnaissions tour à tour son
heaume bosselé et la fourrure rapiécée sur ses épaules. L’épée au clair, il
avança d’un pas lent et déterminé, alors que nous fixions sa cuirasse rouge de
son sang sec, qui formait de larges croutes brunes. Derrière les fentes de son
heaume je reconnus deux prunelles noires, qui nous toisaient. Le guerrier était
revenu d’entre les morts et réclamait vengeance !
***
Jonas poussa un puissant cri bestial. Il
chargea le guerrier, brandissant haut sa hache, qu’il abattit pour fendre la
tête du guerrier. Il dévia le coup maladroit et riposta d’estoc. Son épée
ensanglantée avait jailli du dos de Jonas, qui hoqueta. Lorsqu’il leva la tête
pour regarder son adversaire en face, je vis avec stupéfaction que sa gorge,
bien que couverte de sang séché, était intacte. Puis, il extirpa sa lame. Le
colosse tomba au sol.
Mes jambes étaient clouées au sol, la
peur m’empêchait de fuir. J’aurais dû prévenir mon oncle, ou fuir lorsque je l’avais
vu. Ce n’était pas un homme, mais un démon !
Mon oncle bondit sur lui, assénant un
coup d’estoc vers son ventre. Le guerrier dévia le coup et riposta d’un coup de
taille pour décapiter son adversaire. Fargas esquiva, s’éloignant de son
adversaire d’outre-tombe. Il commença à lui tourner autour. Le guerrier suivit
le mouvement.
Soudain, mon oncle attaqua, son
adversaire dévia de nouveau. Puis, mon oncle lui asséna un coup de pied dans le
torse qui le fit reculer et enchaina avec un déluge de coups. Le guerrier les
esquiva, et riposta d’une botte. Fargas tenta de dévier la lame, mais elle lui
entailla le bras. Il porta une main à son bras en grimaçant, du sang coulait de
la plaie.
D’un coup de pied, oncle Fargas
déstabilisa le guerrier et lui porta un coup d’estoc sous la cuirasse. Poussant
un grognement, il lui asséna un coup de poing dans la mâchoire et frappa pour
lui fendre le crâne de son épée. Fargas fit un pas de côté et prit son
adversaire à bras le corps, le poignardant plusieurs fois sous la cuirasse.
Le guerrier poussa un hurlement de rage
et porta un coup de tête à mon oncle, lui explosant le nez, le faisant tituber.
D’un coup de taille, il détacha la tête
de mon oncle, qui atterrit dans le feu. Le corps décapité s’écroula.
Je n’émis pas un son à cette vision. Le poignard
à la main, mon corps tremblait. Je ne ferais qu’un piètre adversaire, j’étais
cependant prêt à défendre ma vie.
Le guerrier tint son flanc, d’où
s’écoulait des flots de sang. Il me toisa de son regard sombre, je détournais
le regard, incapable de soutenir le sien et me concentrai sur son torse,
guettant son prochain mouvement. Mon cœur battait à tout rompre dans ma
poitrine.
Plié en deux à cause de ses blessures,
il s’avança lentement, levant sa lame au-dessus de sa tête. Il l’abattit sur
moi avec force, mais la lenteur de son mouvement me permit d’esquiver. Son épée
rencontrant le vide, il fut emporté dans son élan et culbuta en avant.
Paniqué, je saisis ma chance. Je bondis
sur son dos. Les muscles tendus, je poussais un cri et plongeais ma lame sous son
heaume. Un sang chaud me coula sur la main. Le guerrier émis un faible
gargouillis et ne bougea plus.
***
De nouveau, je me trouvais face à cette
statue de granit. Comme à chacune de mes morts, le niveau de l’eau montait,
devenant chaque fois plus froide. Cette fois-ci, j’étais plongé jusqu’à la
taille dans l’eau glacée. Grelotant, je m’approchais de la statue.
La fourrure sur mes épaules empestait. Je
m’y étais fait depuis des mois, pourtant ici, l’odeur semblait plus forte que
jamais. Contrairement à mon armure, elle s’était détériorée de façon
inexplicable et semblait tomber en lambeaux.
La sculpture était dans un état
effroyable. Toutes les blessures mortelles qui m’avaient été infligées, au
cours de la guerre de Lautrec s’étaient reportées sur le granit, faisant
jaillir le sang à gros bouillon. Je portais mon regard sur les plaies, le coup
qui me tua la première fois, touchant mon heaume lisse, je regardais celui de
la statue, enfoncé par un guerrier dans la forteresse du seigneur Lautrec, de
multiples entailles et plus récemment, une plaie sur la gorge, dont le sang
ruisselait sur la cuirasse pour retomber sans un bruit, dans l’eau sombre.
Cette bénédiction divine était devenue
une véritable malédiction. La vie perdait ses couleurs, la nourriture sa
saveur, le vin avait un goût d’eau croupie, la viande n’était que cendre sur ma
langue, mon corps ne ressentait plus la chaleur d’un feu. Vivant je ne désirais
que mourir, espérant que ce serais la dernière fois. Mais lorsque je me
retrouvais en ce lieu, je désirais ardemment toucher la sculpture et vivre.
J’oscillais entre le désir de mourir et la peur de ne pas revenir.
Je me ruais vers cette œuvre macabre,
pressé de la toucher, presser de revenir et d’en finir avec ce gamin qui
m’avait achevé sur le sol comme un chien. Je brulais du désir de vivre, de le
tuer, de lui montrer que l’on ne pouvait me tuer.
Mes blessures apparurent sur le granit,
puis la fourrure devint chaude et douce.
Soudain, un craquement effroyable
retentit, ce n’était le bruit de la pierre qui éclate, mais celui des os qui se
brisent. La statue se fissura exagérément, faisant jaillir des flots de sang.
Le granit éclatait, laissant apercevoir une silhouette plus petite et mince, ce
n’était plus la mienne : c’était celle du gamin qui m’avait achevé !
La pelisse sur mes épaules devint brulante, une douleur intense me traversa.
Pour y échapper, je plongeais sous l’eau glacée, mais la fourrure se fit plus
ardente encore. Je la vis se disloquer, laissant échapper de minces filets de
sang et de pus.
Bientôt, le souffle me manqua et l’eau
devint rouge de sang. Je poussais sur mes pieds pour remonter à la surface,
battait des bras et des jambes pour retrouver l’air qui me manquait. J’aperçus
la statue de granit : elle représentait le gamin. Sur ses épaules était
apparue la pelisse intacte. Paniqué, je me débattais plus fort, tentant
désespérément de remonter, récupérer mon bien, mon pouvoir, ma vie. Il me
semblait que j’étais tiré par le fond, happé par les sombres et silencieuses
profondeurs. Je voulus hurler, mais ma bouche resta close. Je vis le heaume de
granit s’enfoncer silencieusement dans les ténèbres.
Je descendais toujours plus
profondément. Les ombres m’enveloppèrent comme un linceul ardent, calcinant mon
corps et mon âme. Je tombais doucement et disparaissais.
Tout devint sombre.
***
L’aube pointait à l’horizon. Le pâle
soleil d’été commençait à illuminer la clairière. Du feu il ne restait que
quelques cendres froides et la tête calcinée de mon oncle. J’avais observé
toute la nuit le corps ensanglanté qui gisait sur l’herbe.
Il ne s’était pas relevé.
Cependant, les croutes suintantes
tombèrent, le sang et le pus cessèrent de couler, la fourrure redevint douce et
soyeuse. J’ignore pourquoi, mais lorsque je la vis, je compris que le guerrier
ne se relèverait plus.
Je pris la pelisse et quittai la
clairière.
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