Une porte en bois cerclée de fer
s'ouvrit dans un grand fracas. Deux hommes armés aux cottes de mailles
scintillantes s'engagèrent dans un long corridor. Le son de leurs pas résonnait
bruyamment sur les pavés, tandis qu'ils traînaient un homme pieds et poings
liés par d’épaisses chaînes. De part et d'autre du couloir se succédaient des
dizaines de cellules aux barreaux noirs. Des torches brûlaient à chaque
extrémité, projetant les ombres déformées des trois hommes dans leur
sillage ; des mains et des visages apparaissaient aux barreaux, cherchant
à percer les ombres pour distinguer le visage du nouveau résident. Au bout, ils
empruntèrent un étroit escalier en colimaçon qui descendait plus profondément
encore. Ils débouchèrent sur un corridor semblable, fermé par une cellule
qu’une unique torche au bas de l'escalier éclairait. Toutes les cellules
étaient vides. Les deux geôliers balancèrent leur prisonnier dans la dernière,
plus petite encore que les autres. Il émit un grognement quand son corps mou
rencontra le sol froid et humide. Ils refermèrent derrière eux et disparurent
dans l'escalier.
Le prisonnier soupira longuement et
se releva lentement, massant son crâne endolori et ses bras engourdis.
Debout dans son réduit, Saemon
examina à tâtons son nouveau foyer : trois murs couverts de mousse, un sol
couvert de paille spongieuse et des barreaux. Il saisit une bonne poignée de
mousse juteuse qu'il pressa au-dessus de sa bouche desséchée et bu l'eau
nauséabonde qui en sortit, puis il l’avala toute entière, non sans émettre un
grognement de dégoût lors du fatidique contact avec sa langue irritée. Il
s'allongea et dormit.
***
Des pas résonnèrent dans
l'escalier ; deux personnes firent irruption dans l'étroit corridor. L'une
tenait une torche, dont la flamme vacillante se reflétait dans son casque
et faisait étinceler sa cotte de mailles et la massue à ailettes qui
pendait à son ceinturon ; l'autre portait une longue robe de lin brodée d'or et
d'argent. La flamme projetait sur son visage fin et immaculé une douce lueur orangée,
éblouissant de petits yeux bleus surmontés de sourcils fins. Ils s’arrêtèrent
devant la dernière cellule, puis le geôlier frappa bruyamment les barreaux avec
le manche de son arme.
- Debout ! aboya-t-il.
La silhouette allongée au sol leur
tourna le dos, incommodée par la lumière. Le geôlier cria plus fort encore et
celle-ci daigna se lever, s'étirant ostensiblement, puis s'avança dans la
lumière de la torche. Un menton proéminent, un nez semblable au bec d'un aigle,
de petites prunelles noires qui brillaient sous des sourcils biens dessinés, et
une barbe de trois jours ornaient son visage couronné de courts cheveux blonds
et ébouriffés. Il portait un pourpoint rouge et un pantalon noir élimés, ses
bottes lui avaient été enlevées, ses pieds crasseux et nus traînaient sur le
sol humide. Saemon se releva d'un bond et courba exagérément l'échine.
- Seigneur Albard de Dirr, vous ici
? dit-il sur un ton révérencieux. Si j'avais su j'aurais fait, disons: un brin
de toilette. Que me vaut l'honneur de votre présence dans mon humble demeure ?
Un large sourire illumina le visage
d'Albard qui, à la lumière de la torche, révéla un visage rond, souligné par
une barbe fine et entretenue qui ornait son petit menton saillant.
- Comme vous vous en doutez, je
viens sur ordre de mon cousin, sa majesté le roi Naro II. Vous vous introduisez
dans son palais, dérobez sa couronne et fuyez sans être inquiété. Je dois
avouer que je suis extrêmement impressionné par votre performance. Cependant,
j'avoue être déçu de voir que vous vous êtes fait bêtement prendre par ... Euh.
- La garde urbaine, dans un bouge
des bas quartiers, seigneur, termina le geôlier derrière lui.
Sans lui accorder un regard il
poursuivit.
- Mon cousin souhaite que je fasse
un exemple pour les racailles de votre espèce, c'est donc la potence qui vous
attend Saemon, dit-il le regard dans le vague. Cependant, un homme de votre
talent, pourrais aider un dessein plus grand. Détrôner Naro II et vaincre la
Gorgone qui terrifie le peuple d'Oroch de son regard maléfique, vous
apporterait la liberté et plus encore.
- Plus ? Combien en plus ?
demanda-t-il avidement les mains crispées sur les barreaux de sa cellule.
- Je vous couvrirai d'or, lâcha
Albard dans un murmure, ses yeux bleus toujours posés sur Saemon.
Les yeux étincelants, Saemon sourit
à ces mots. Puis, son visage se figea, comme s'il semblait hésiter un instant.
Ses mains lâchèrent les barreaux. La liberté était suffisante à ses yeux, mais
repartir de la cité avec un peu d'or ne pouvait lui nuire.
- Que devrais-je faire ?
l'interrogea-t-il.
- Faire entrer mes hommes dans le
palais royal et les guider jusqu'aux appartements de Naro et aux caves de la bête
malfaisante.
Rien ne garantissait la bonne foi du noble et
mieux valait ne pas se mouiller dans les intrigues de la cour, pensa Saemon.
- Non.
La surprise pétrifia Albard.
- Pardon ? Vous rejetez l'offre que
je vous fais ? demanda-t-il incrédule. C'est la torture qui vous attend si vous
refusez !
- Cette demeure n'est que
provisoire pour moi ! affirma Saemon sur un ton désinvolte. De plus, je n'ai
aucune envie de consacrer du temps à un résidu de branche éloignée de la lignée
royale comme vous : seigneur Albard ! ajouta-t-il en pouffant.
Bouillonnant de rage, Albard jeta
un regard noir à Saemon, puis tourna les talons sans même lui répondre, le
geôlier le suivit, plongeant les cellules dans l'obscurité.
Saemon s'assit sur le sol humide et
glacé. Il venait de refuser une liberté qui lui était offerte sur un plateau,
mais également de se mettre à dos une puissante personnalité de la cour, son
évasion s'annonçait plus ardue encore. Les trahisons et les renversements de
pouvoir étant trop fréquents dans les sphères du pouvoir pour faire confiance à
Albard.
Un peu plus tard, le geôlier lui
balança une écuelle dont le contenu, une bouillie de blé fade, se répandit sur
le sol. Saemon vida l'écuelle et ramassa de ses doigts sales sa pitance
répandue à terre. Cela fait, il s'allongea, la tête subitement lourde, l'esprit
embrumé et s'assoupit.
***
Saemon se réveilla à l'instant même
où l'eau brulante aspergea son corps, poussant un formidable cri de douleur immédiatement
interrompu par un coup de poing dans l'estomac qui lui coupa le souffle, il
suffoqua. Alors qu'il toussait, Saemon essaya de porter sa main à son estomac,
mais il vit que ses bras étaient entravés par de lourdes chaînes qui les
maintenaient en l'air, tirant juste assez sur ses bras pour que ses pieds
frôlent le sol. Il ne devait pas être là depuis longtemps, mais ses épaules lui
faisaient déjà un mal de chien. Il balaya la pièce du regard et vit Albard à
ses côtés, l'air indifférent. Un colosse en armure, le visage carré recouvert
d'une épaisse barde noire, lui souriait sadiquement.
- Autant être honnête : ce n'est
que le préambule Saemon, dit alors Albard. J'ai besoin de vous vivant pour
assassiner mon cousin, il me serait donc très désagréable de vous abîmer. J'imagine
que vous reconnaissez Darion, le capitaine de la garde urbaine, dit-il en
désignant Saemon de sa main. Ce sont ses hommes que vous guiderez dans le
palais et c'est également lui qui vous convaincra de le faire.
Sur ce : Saemon subit
silencieusement un furieux ouragan qui, sans la moindre interruption, le rouait
de coups des poings gantés d'acier de Darion. Après quelques minutes de ce
traitement, d'un signe de la main, Albard fit cesser cette pluie d'acier. Il
s'approcha de Saemon et lui demanda sa réponse. Celui-ci, au milieu des toux
sanglantes et de ses inspirations difficiles et douloureuses, ne pu que
murmurer des paroles inaudibles. Albard se pencha face à Saemon, son visage
presque collé au sien et tendit l'oreille. Saemon redressa la tête et entrouvrit
la bouche pour parler, mais au lieu de cela, il éternua aussi fort qu'il le pu,
constellant le visage d'Albard de sang. Celui-ci fit un brusque mouvement de
recul, surpris et dégoûté par cet affront. Il hurla à Darion de reprendre la
torture, tandis qu'il fouillait sa robe de ses longs doigts, pour en tirer un
grand mouchoir immaculé qu’il déplia d’un coup sec.
Darion saisit un fouet sur une
table derrière lui et lacéra le corps de Saemon, faisant jaillir de longs
éclairs écarlates qui éclaboussaient le sol. Tandis qu'il hurlait de douleur,
Saemon cria son accord. Le fouet cessa. Dégoutant de sang, il pendait mollement
dans la main de Darion. Le souffle court, Saemon se balançait lentement au bout
de ses chaînes. Albard appela deux serviteurs à qui il ordonna de détacher
Saemon, de panser ses blessures et de l'habiller.
- Ne vous en faites pas Saemon,
vous serez tout de même récompensé, je ne suis pas un ingrat, dit sombrement
Albard tandis que les serviteurs emmenaient Saemon.
***
Saemon pataugeait dans les eaux usées sous le palais. Il avançait lentement, ses blessures le faisaient encore souffrir à chaque pas. Une dizaine de soldats de Darion étaient sur ses talons, lame courte au ceinturon et sans armure, selon les prérogatives de Saemon, le conduit étant trop étroit pour s'encombrer. Ses vêtements nouvellement acquis se tâchaient fatalement de la noble mélasse du palais qui imbibait ses bandages et brûlait ses plaies toujours ouvertes. Ils parcoururent longuement, et s’arrêtèrent face à un cul-de-sac. Saemon indiqua alors le conduit qui remontait vers le palais, L'odeur pestilentielle des royales selles lui faisaient l'honneur de lui caresser les narines, annonçant sans équivoque l'usage de ce boyau dangereusement incliné. Saemon en tête, ils empruntèrent le passage nauséabond. Il grimpa dans le long conduit maculé, débouchant dans les latrines de feue reine mère. S’extirpant du conduit, il prit une grande bouffée, l’air était frais et parfumé. Derrière lui, les hommes de Darion sortaient des latrines. Saemon se saisit d’un rideau et s’essuya sommairement. Les guerriers qui l’accompagnaient, l’imitèrent, utilisant draps, rideaux, couvertures et tapis.
La cohorte malodorante sortit des
appartements somptueux pour rejoindre les corridors du palais au luxe inouï.
L'un des hommes retint Saemon.
- Le seigneur Albard veut que vous
me guidiez, moi et deux autres, jusqu'au roi. Les autres iront à la recherche
de la Gorgone.
- Bien, empruntez cet escalier,
là-bas, il est réservé aux serviteurs. Il descend jusqu'aux caves, mais c'est
son domaine privilégié, elle s'y promène librement d'après la rumeur,
répondit-il tout bas.
Ils se séparèrent, Saemon emmena
son petit groupe à travers le dédale de couloir, et s’arrêta brusquement à une
intersection. Plus loin, deux gardes royaux en armures lourdes, épée longue au
fourreau, se tenaient raides comme des piquets, devant une porte, la tête
vacillant lentement vers l'avant. Saemon fit signe aux autres ; ceux-ci
dégainèrent et se faufilèrent silencieusement. Ce fut peine perdue, les
gardes mis en alerte, certainement à cause de l’odeur, engagèrent le combat.
Inférieurs en nombre, les gardes
jouèrent sur l'allonge de leurs épées pour maintenir leurs adversaires à bonne
distance. Chacun se tenait près à réagir, les muscles tendus, les sens en
alerte, crispés sur leurs armes. Saemon, lui, attendait au bout du couloir.
Soudain, l'un des gardes tenta une frappe d'estoc. Son opposant réagit aussitôt
et l'esquiva d'un bond ; le second soldat de Darion en profita pour fondre
sur celui-ci, mais le deuxième garde l'éventra d'un coup de taille, qui dans un
éclair pourpre répandit ses viscères sur le tapis. Le troisième soldat en
profita pour lui enfoncer sa lame dans l'abdomen, passant entre les plaques
d'armures. Il s'effondra en hoquetant. S'étant rétablit, le survivant essaya de
nouveau de porter un coup, mais il échoua et les ripostes de ses deux
assaillants furent mortelles.
Saemon les rejoignit d'un pas
nonchalant, soutenant sans encombre les regards noirs que lui lancèrent les
deux autres, pour ne pas les avoir aidés. Au même moment, un jeune homme en
tunique de soie bleue sortit par la porte. Saemon lui sauta dessus, plaquant sa
main sur sa bouche, le précipitant dans la pièce, les hommes de Darion derrière
lui. Saemon l’assomma d'un coup de poing.
- Qui est-ce ? demanda l'un.
- Le prince Varo, le seul dont ne
se méfie pas Naro. C'est un vrai couard, même pas capable d'un empoisonnement,
répondit Saemon.
- On n'a pas d’ordre pour
lui ! s'exclama l'autre. Ligotons-le et laissons-le là !
Ils acquiescèrent et s’exécutèrent,
puis ils sortirent, le laissant seul.
Ils reprirent leur chemin. Au
détour d'un vestibule ils croisèrent un garde isolé qui mourut sans pouvoir
réagir, des éclairs d'acier lacérant sa chair. Après avoir éliminé le garde
devant les appartements du roi, Saemon s'adressa aux autres.
- C'est ici, murmura-t-il.
Ils hochèrent la tête et entrèrent
en lui faisant signe de ne pas les suivre. Saemon perçu un cri de surprise,
suivi de paroles paniquées et de sanglots. Un bruit de verre brisé retentit,
immédiatement suivi d'un long hurlement qui s'affaiblit pour disparaître
définitivement. Les deux hommes réapparurent.
Ils se hâtèrent de retourner au
passage dans les appartements de la reine mère où les autres les attendraient.
N'y trouvant personne, ils patientèrent un moment, en vain.
- Nous devons aller voir,
Saemon !
Celui-ci ouvrit la bouche pour
protester, mais il l'interrompit :
- C'est ta paye qui est en jeu si
nous échouons, voleur ! cracha-t-il.
Résigné, Saemon les guida aux
caves. Ils dévalèrent l'escalier de service jusqu'aux profondeurs du palais, et
débouchèrent dans un vestibule avec une unique porte cerclée de fer. Ils la franchirent
et s'avancèrent dans les caves de la Gorgone, aussi exiguës que froides et
sombres. Ils progressaient doucement, arme au poing, appréhendant la
confrontation avec la créature au regard mortel. Saemon, resté en retrait,
décida de leur fausser compagnie et prit un chemin différent à l'insu de ses compagnons et disparu à un
embranchement.
Seul, Saemon rasait les murs du pas
le plus léger qu'il pu. Il s'arrêta net lorsqu’une respiration sifflante
résonna dans le corridor voisin. Il jeta un regard et ce qu'il y vu le glaça
d'effroi ; son sang se figea dans ses veines lorsqu'il vit une silhouette
massive aux reflets cuivrés qui semblait presque serpenter sur le sol, son
corps écailleux se tortillant dans la pénombre, le tout surmonté d'une
abominable tête de serpent. Saemon se cacha aussitôt et attendit un moment. La
respiration disparue, il risqua un coup d’œil et vit la créature disparaître à
un détour.
Traversant rapidement le couloir,
Saemon entreprit de prendre la direction d'où venait la créature.
Rapidement, il se retrouva dans un couloir donnant sur une
vaste salle circulaire où de l'huile brûlaient dans des braséros, éclairant
d'une lueur dorée la pièce. Aux murs et aux plafonds pendaient d'innombrables
chaînes au bout desquelles étaient menottées des statues aux visages déformés
par une terreur innommable, figées dans une grimace éternelle. Une porte, d'un
même fer noir que les barreaux et ornée d'une tête de serpent sculptée, se
trouvait à l'autre bout. Un escalier non loin y descendait ; Saemon se
faufila sans bruit, descendit les marches passant devant les victimes
pétrifiées de la Gorgone. La porte resta close tandis que Saemon forçait l’ouverture,
les muscles bandés au maximum, le visage crispé par l'effort. N’obtenant aucun
résultat, il renonça, revint sur ses pas et chercha son chemin vers une sortie
providentielle, la créature cuivrée se promenant non loin.
À un détour, un grognement étouffé,
se transformant en gargouillis infâmes, suivis de multiples craquements sonores
résonnèrent aux oreilles de Saemon. Paralysé par l'horreur, il contempla la
scène : la créature cuivrée broyait le dernier homme de Darion. Elle le
laissa tomber à terre, flasque, au milieu de ses compagnons. La créature
serpenta alors vers lui à une vitesse folle, déployant de longs bras menaçants.
Il n'eut que le temps de plonger sur le côté, évitant de peu l'étreinte
mortelle. Saemon se rétablit rapidement et fit face l'arme à la main. La
créature fit demi-tour et fondit sur lui, lui assénant un coup qui lui taillada
le flanc. Alternant coups et esquives, il perdait son sang et la bête ne
semblait en rien affaiblit. Elle chargea de nouveau, mais cette fois, lorsqu'il
esquiva, elle opéra une abominable torsion et d'un revers envoya Saemon contre
le mur, étourdi. Alors qu'il se relevait avec difficulté, dépossédé de son
arme, la créature le saisit, le souleva du sol et l’enserra dans une étreinte
dont la terrifiante puissance lui broyait les os. Saemon se débattait, bandait
chacun de ses muscles pour résister. Ses plaies ruisselaient de sang sous
l'effort, il frappait autant qu’il le pouvait la tête de la créature, mais ne
se heurta qu'à de l'acier. Dans un geste désespéré, il mordit à pleines dents
la gorge de son assaillant et ressentit une grande satisfaction lorsque ses crocs
ne rencontraient aucune résistance. La bête le lâcha immédiatement, ses mains
monstrueuses se plaquant sur sa gorge déchirée, puis s'effondra dans un
gargouillis infâme. Titubant, il récupéra son arme et examina la
créature : celle-ci n'était pas une Gorgone, ni même un homme-serpent.
C'était un homme massif, dont le corps était couvert d’écailles tatouées et la
tête dissimulée derrière un masque de serpent.
Tous les hommes de Darion étaient
morts, jamais Albard ne lui remettrai une quelconque récompense et il ne le
laisserait pas vivre ; il lui fallait fuir pendant qu'il était libre. Sans se
poser de question, Saemon prit la fuite, se rua vers la sortie et remonta
jusqu’aux appartements de la reine mère. Là il se faufila par les latrines,
l'odeur devint presque un réconfort. Il ressortit des égouts, bien décidé à
faire une croix sur son or. Il regagna sa monture, la détacha, puis, dans un
bruit sourd, s'effondra.
***
Saemon s'éveilla instantanément aux
injonctions de Darion, puis il prit conscience des chaînes qui le retenait. Il
jeta un regard autour de lui ; il était de retour dans l'antre de la
Gorgone, le prince Varo à sa gauche, gémissant sur son propre sort. Albard se
présenta à lui, sa tête ornée de la couronne de Naro II.
- Merci Saemon, vraiment, merci,
dit-il, un sourire lui fendant le visage. Mais je ne vous cache pas ma
déception en ce qui concerne la Gorgone et sa véritable nature que vous
découvrirez bientôt. Naro n'était pas si bête que ça après tout, jouer sur la
peur du monstre, c'était très malin. Cela dit, j'espérais tirer parti de la
créature pour les desseins de mes maîtres.
Saemon s'aperçu alors qu'Albard
portait sur sa robe un emblème représentant une étoile à huit branches,
surplombées d'un crâne, l'emblème du culte noir de l'étoile d'ébène.
- D'ailleurs, voici votre or,
ajouta-t-il en désignant un homme qui tenait une large bourse dans les mains.
Celui-ci la vida dans un chaudron
qui chauffait.
- Je tiens toujours mes
promesses ! s'exclama-t-il avec joie.
A ces mots, un sourire s’épanouit
sur le visage de Darion.
- Je vous laisse au bon soin de ma Gorgone.
Puis il tourna les talons et laissa
Saemon et Varo seuls. La porte noire s'ouvrit, un vieillard difforme en sortit.
Vêtu de guenilles, il traînait sa vieille carcasse avec difficulté. Arrivé à
leur hauteur, Saemon constata qu'il était aveugle : ses yeux blancs semblaient
regarder dans le vague. Il tendit de gros doigts boudinés et crasseux et
tripota le visage de Varo qui le regardait plein d'effroi.
- Prince Varo, c'est un honneur,
j'aurais aimé avoir votre père entre mes mains, il aurait été magnifique, mais
vous ne serez pas mal non plus, dit-il d'une voix chevrotante.
Il examina celui de Saemon.
- Alors c'est pour toi l'or ?
Bien, très bien. C'est également vous qui avez tué mon assistant je
crois ? Je l’ai retrouvé inerte dans un corridor, gisant dans son propre
sang, la gorge arrachée. Il asséna une claque sonore à Saemon, puis les larmes
coulant sur ses joues il poursuivit. Il était comme un fils.
Puis il s'éloigna, pleurant son assistant,
tandis que Saemon le fusillait du regard. Une fois le vieil homme disparu de
l'autre côté de la porte, Saemon éprouva la solidité de ses chaînes, elles se
révélèrent trop résistantes. Les menottes étaient cependant bien trop larges
pour s'adapter à tous les poignets. A la force des bras, il se hissa jusqu’à
ses mains. D'un coup de dents, il arracha la veine de son poignet droit. La
douleur fût aiguë, le sang ruisselait dans sa bouche, chaud et sucré. Puis il
se laissa tomber et en recouvrit sa main gauche. Le vieillard revint avec un
chariot plein d'argile.
-
Je suis heureux que le
seigneur Albard me laisse le loisir de disposer de vous. Les statues que je
confectionnais pour Naro, devaient avoir une expression de terreur très
théâtrale et cela limite énormément mon art. Je préfère laisser libre cours à
ma créativité, ajouta-t-il en désignant les statues derrières lui.
Saemon jeta un œil aux
« œuvres » du vieillard, l’une d’elle représentait une jeune femme
assise, qui semblait en proie à un ennui mortel. Il fut époustouflé par le
réalisme du détail sur le visage de la sculpture, elle semblait presque réelle.
Le vieillard s’approcha du jeune prince,
qui le regarda terrifié. Il voulu hurler, mais son cri fut étouffé par la
poignée d’argile que le vieil homme lui enfonça dans le gosier. Varo
suffoquait, essayant de recracher l’argile qui lui emplissait la bouche. Il se
débattit quelques instants, puis il cessa de bouger. Empoignant un grand
couteau, il l’éviscéra consciencieusement, pour le garnir d’argile fraîche.
Saemon comprit alors que ce
vieillard était la Gorgone. Aucune créature serpentine n’avait parcouru ces
couloirs, il n’y avait qu’un vieillard fou qui statufiait ses pauvres victimes
et son assistant. Durant un temps qui lui parut une éternité, Saemon regarda la
Gorgone, figer à l’aide de sangles et de chaînes, une dérangeante expression de
joie sur le visage et le corps de Varo. Lorsqu’il eut terminé il laissa le
prince dans sa position grotesque.
-
Il sera sec dans quelques
heures, annonça-t-il. Et maintenant à nous ! dit-il en se dirigeant vers
le chaudron remplie d’or qui bouillonnait.
Il saisit une grande louche
métallique, qu’il plongea dans le chaudron, lorsqu’il la ressortit, elle
débordait d’or liquide et bouillant. Le vieillard souffla dessus, comme pour le
faire refroidir, un sourire sadique étira ses lèvres.
Alors qu’il s’approchait, Saemon
donna un grand coup de pied au vieil homme, qui culbuta en arrière, renversant
sur lui le grand chaudron. Recouvert d’or brulant, il hurla de douleur, avant
de mourir, figé dans l’or.
Les poignets à présent poisseux de
sang, Saemon dégagea ses mains et retomba lourdement au sol. Il était libre.
***
Lorsque Darion entra dans les
appartements d'Albard de Dirr, celui-ci était assis à son bureau en chêne
finement ouvragé aux emblèmes de l'étoile d'ébène. L'ancien capitaine, prit un
siège en face de lui. Il portait une tunique verte brodée d'argent et des
souliers raffinés qui remplaçaient avantageusement sa cotte de mailles et ses
bottes de cuir ; une épée longue ornée de joyaux accrochée à son ceinturon,
remplaçait son arme de combat.
- Nos frères arrivent ce soir
Darion, tout est prêt ?
Il acquiesça.
- Maintenant que nous sommes à la
tête d'Oroch, le culte devrait gagner en puissance, et nous pourrons ensuite
nous étendre. Même si je déplore l'absence de véritable Gorgone en ces murs.
- L'évasion de Saemon n'est pas un
problème, les égouts sont étroitement surveillés, dit Darion en caressant
l'emblème gravé sur le bureau. La mort du vieillard ne te dérange pas ?
C’est un formidable outil de terreur que l’on vient de perdre.
- C’est vrai, mais cette perte me
permet de me poser en libérateur et héros d’Oroch. Cela légitime mon coup
d’état et m’apporte le soutien du peuple.
Un serviteur en uniforme gris, orné
d'un béret, fit son entrée dans la pièce, portant un plateau avec une cruche de
vin. Sans oser jeter un regard vers les deux seigneurs, il leur remplit deux
coupes. Albard aimait ça, il adorait voir la soumission et la crainte des
serviteurs, cela lui procurait un sentiment de puissance jouissif. Il savourait
cet instant, heureux de plus être sur la mauvaise branche de l’arbre royal. A
présent, c’est lui qui régnait.
Darion bu le contenu de sa coupe
d'un seul trait.
- J'ai fait renforcer la garde à sa
disparition, il y a un peu plus de trois mois, mais ce n’est peut-être plus
nécessaire.
Le serviteur resservit Darion à sa
demande.
- Ça ne l'a jamais été, mon
ami ! railla Albard.
- Je crois en effet avoir été aussi
paranoïaque que Na...
Sans qu'il puisse finir sa phrase
et sous le regard médusé des deux seigneurs, le serviteur avait empoigné l'épée
de Darion et lui enfonça jusqu'à la garde dans l'abdomen. Albard se leva d'un
bond et appela les gardes postés devant sa porte à l'aide, mais personne ne
vint.
- Ils sont morts, mon roi, dit le
serviteur, alors qu'il extirpait la lame du corps encore chaud de Darion, son
visage figé dans une expression de surprise, du sang dégoulinant de sa bouche à
sa barbe.
- Qui es-tu, sombre larve, pour
t'en prendre à moi et à mon ordre ? hurla-t-il. Qui t'envoies ?
- C'est vous monseigneur,
répondit-il doucement.
Ôtant son béret, Albard n'en cru
pas ses yeux de reconnaître Saemon, le visage impeccablement rasé. Les yeux
injectés de sang, il ouvrit largement la bouche pour proférer quelque menace,
mais Saemon fondit sur lui comme un tigre sur sa proie et, dans éclair d'acier,
fit voler sa tête au travers de la pièce, teintant d'écarlate le sol de marbre.
Saemon prit la couronne, versa le
vin sur le sol et le bureau, y mit le feu et disparut dans la nuit.
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